l’art
comme moyen de vivre la révolution génétique
La
génétique contribue à la sur-signification
du corps, un corps dont la malléabilité devient
dans notre société un lieu commun. Comme l’explique
David Le Breton : « Le corps n'est plus seulement,
dans nos sociétés contemporaines, l'assignation
à une identité intangible, l'incarnation irréductible
du sujet, son être au monde, mais une construction,
une instance de branchement, un terminal, un objet transitoire
et manipulable susceptible de maints appariements »
(1)
L’UNESCO,
dans sa déclaration universelle sur le génome
humain (2) rappelle aux États que
si « … les recherches sur le génome humain
et leurs applications ouvrent d'immenses perspectives d'amélioration
de la santé des individus et de l'humanité
tout entière, …elles doivent en même
temps respecter pleinement la dignité, la liberté
et les droits de l'homme, ainsi que l'interdiction de toute
forme de discrimination fondée sur les caractéristiques
génétiques ». Les 25 articles qui la
constituent définissent le cadre dans lequel devrait
se développer la réflexion éthique
et les actions qui se rattachent aux progrès scientifiques
et techniques dans les domaines de la biologie et de la
génétique. Cette même déclaration
rappelle que l’ utilisations de ces progrès
scientifiques doivent respecter les droits de l’homme
et ses libertés fondamentales. L'existence de cette
ce document, même s’il est la preuve que différents
États se sont déjà positionnés
en une attitude responsable par rapport à ces questions,
ne suffit évidement pas pour prémunir l’humanité
des conséquences possibles de notre imprévisible
utilisation de ces sciences. Il est certain que cette déclaration
ne sera pas strictement respectée car ce n’est
jamais le cas à l’échelle planétaire.
De plus, la conscience morale et les valeurs collectives
d’un groupe d’hommes à un moment donné,
sont moins induites par des textes officiels que par le
profit immédiat, la réalité de leurs
milieux (culturels, sociaux, historiques, géographiques).
Il
est donc temps de créer un art de vivre cette révolution
technologique. Temps d’imaginer dans le détail
toutes les possibilités de vivre notre futur corps
post-humain, en l’anticipant au maximum et imaginant
l’inimaginable. Anticiper des situations futures par
le biais de fictions, expérimenter de nouveaux outils
pour communiquer au plus grand nombre les enjeux de ces
sciences, contribuerait à empêcher que ces
« progrès » scientifiques ne nous débordent
et perturbent anarchiquement notre rapport à notre
corps et à celui des autres.
C'est un contexte ou l'art peut jouer un rôle important
: celui d'être un observateur critique et suspicieux
qui propose à ses contemporains des utopies signifiantes.
Stéphane Barron défini bien cette qualité
de l'art, lorsqu'il écrit "...L'art conceptualise
et exprime les utopies, et paradoxalement, l'art est aussi
un lieu de résistance..."(3)
Trouver
une alternative à l’augmentation de la distance
entre notre corps et nous, nous permettrait d’aborder
plus sereinement et de façon responsable les changements
qui nous attendent. Au niveau individuel, notre appréhension
ou notre désintérêt face à ces
questions mutantes sont peut-être dus à un
manque de maîtrise et de recul par rapport à
ces techniques de manipulation du corps
Il faut, pour les dépasser, imaginer et expérimenter
des manières de vivre les multiples conséquences
probables de nos nouveaux pouvoirs sur le vivant. Une responsabilisation
individuelle à ces questions, serait une première
étape dans l’invention d’un art de vivre
nos futures mutations, nos choix et contraintes post-biologiques.
Nous avons déjà constaté la nature
dangereuse et malsaine de l’eugénisme qui,
sous couvert de l’appellation de science, bafoue le
droit fondamental des individus à disposer de leur
corps. Qu’en est-il par contre de l' "auto- eugénisme
".
Que ferons-nous de nous ? Quand comment et jusqu’à
quel point sommes-nous prêts à muter ?
Dans quels buts ? Ces questionnements sont à la source
de cette notion. L’auto-eugénisme représente
notre point de vue individuel et le positionnement de nos
limites sur nos choix génétiques bientôt
possibles, chacun sur son corps.
C'est
maintenant qu'il faut commencer à se poser les nombreuses
questions soulevées par ce terme, car la révolution
du vivant approche rapidement et a déjà commencé.
Quelle distance nous sépare-t-elle encore du «Self-génétic
home-labo» et de ses petits manuels de l’utilisateur
: «Bien vivre vos mutations au quotidien» ou
«Les bonnes modifications génétiques
pour votre enfant» ? (4) Dans la «Lettre sur
les aveugles à l’usage de ceux qui voient»,
Diderot suppose l’influence de nos sens sur notre
morale. Dans le monde du Neuromancien de W. Gibson, on modifie
ses sens et on acquière des capacités physiques
en payant par carte bleue. Si on transpose l’hypothèse
de Diderot dans le monde du Neuromancien, on peut se demander
si ce pouvoir sur notre corps en serait aussi un sur notre
morale. Notre éthique personnelle en serait-elle
plus changeante, transformant ainsi radicalement notre rapport
aussi bien à nous même qu’aux autres
?
C’est le cas par exemple dans «The hollow man»
de Paul Verhoeven, la faculté d’invisibilité
détruit totalement chez le cobaye humain tout respect
du corps des autres, jusqu’à en faire un meurtrier
et un violeur. Cette destruction des corps qui l’entourent
est provoquée par le traumatisme que lui inflige
la perte du sien. En perdant l’image de soi, ce sont
les repères constituant les bases de notre univers,
notre interface avec le « non moi » que nous
perdons. Dans « l’homme invisible » de
Carpenter, les difficultés rencontrées par
le héros dont le corps n'est plus le même,
sont évidentes notamment lorsqu'il ne trouve plus
sa bouche pour manger.
Si notre corps joue réellement sur notre morale,
alors, dans un futur, qui nous donnerait la possibilité
de transformer nos perceptions, tel que l’anticipe
Gibson, il pourrait ainsi exister des «Kits de bio-configuration
».
Celui du philosophe pourrait, par exemple, se composer d’un
- amplificateur de vivacité d’esprit
- booster de mémoire
- plug-in 30 langues
- plug-in d’assimilation et stockage simultané
de données
-Base de donnée socio-géo-enthno très
riche
et celui de l’assassin de :
- plug-in vision nocturne et lointaine
- plug-in déplacement silencieux
- booster vitesse: souplesse/agilité
- plug-in art martiaux
- implant d’armes diverses
Ainsi, suivant notre humeur matinale, philosophe ou assassine,
il suffirait, après la douche, de s’installer
le kit adéquat. Le corps est un lieu commun et fédérateur.
Ses caractéristiques lient ou éloignent des
groupes d’individus, par l'intermédiaire de
besoins, de limites et de centres d’intérêt
commun ou différents. La nature de son corps, et
la façon de la gérer sont déterminants
dans nos comportements sociaux. Comment ces comportements
évolueraient-ils en cas de prolifération de
corps tous différemment bio-pluggés avec des
capacités et des attributs totalement différents.
Les
risques que nous prenons sont proportionnels à nos
possibilités d’action. L’augmentation
de celles que nous avons sur notre corps, peut nous amener
à autant d’horreurs que de miracles. Il faut
nous préparer à aborder de façon éthique
et écologique la révolution amorcée
par les bio-sciences. Si la sensibilisation individuelle
à ces questions en est une première étape,
l’art est peut-être un des moyens d’y
parvenir.
Anne
Esperet
1.
David Le Breton est anthropologue, Professeur à l'université
Marc Bloch, à Strasbourg II Ce texte est extrait
de l'introduction rédigée pour le catalogue
de l’exposition « le corps mutant » organisée
en 2001 par la galerie Enrico Navarra
2.
La Conférence générale de l'UNESCO,
à sa vingt-neuvième session, le 11 novembre
1997, a adopté, à l'unanimité et par
acclamation, la Déclaration universelle sur le génome
humain et les droits de l'homme. Elle l'a assortie de la
Résolution 29 C/17 portant sur sa mise en oeuvre.
http://www.unesco.org/ibc/fr/genome/
3.
Stéphane Barron est artiste et enseigne à
Montpellier. « Technoromantisme » éditions
DISVOIR
4.
A paraître Chez Postscripthomme (Éditeur officiel
du Comité de Répression des Bio-fraudes)
retour
à la page Notes
|