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CHIMERES, Monstres et Merveilles, de la Mythologie aux Biotechnologies
»
Du 17 octobre 2003 / 4 janvier 2004
à Salle du quai Antoine 1er à MONACO.
Sous
la direction scientifique de Didier Ottinger et le commissariat
de Martine Frésia.
Scénographie de Nathalie Crinière.
Catalogue (éd. ACTES SUD) : textes de Didier Ottinger,
Françoise Frontisi Ducreux, Philippe Morel, Luisa
Capodieci, Olivier Michelon, Martine Fresia, Miguel Egana,
Marcel Jacquat, Laura Bossi.
L'exposition
aura lieu à la Salle d'exposition du quai Antoine
1er, du 17 octobre
au 4 janvier, elle regroupe des oeuvres datant de l'antiquité
à la période
contemporaine, en passant par le romantisme, le surréalisme,
et présente en
outre quelques travaux scientifiques.
Texte
d'introduction au catalogue de l'exposition par Didier Ottinger
Texte
de présentation de l'exposition , par Didier Ottinger
l'Exposition
Le catalogue
L’Exposition
Le mythe de Chimère : Vase grec à figure noire,
V é siècle avant J.C.
Glyphes et gargouilles médiévales Aquamile
du XII e siècle, école allemande, artiste
anonyme.
L’art du grotesques, grotesques italiens et monstres
nordiques,
Symbolisme : Gustave Moreau, Odilon Redon, Gustave Doré
Surréalisme : Victor Brauner, Max Ernst, André
Masson
Aujourd’hui, Thomas Grünfeld, Annette Messager,
Joan Fontcuberta, Aziz +Cucher, Miguel Egana, Philippe Mayaux,
Joel Peter Witkin, Eduardo Kac
Des extraits de films Mars Attaque,( Tim Burton), L’Ile
du docteur Moreau (d’après Jules Verne)
+ Dahus, Truites à fourrure.
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Le
Catalogue.
L’ouvrage
qui sera associé à l’exposition fera
appel à des contributions issus de divers champs
de connaissance.
Un spécialiste des mythologies antiques rendra compte
de l’histoire, de la signification des chimères
antiques, des enjeux qu’elles incarnent pour les cultures
qui les ont vu naître.
Des historiens de l’art s’attacheront à
l’analyse de chimères relevant de périodes
spécifiques :
- Introduction générale : Didier Ottinger
: Directeur scientifique de l’exposition.
- Chimère et la pensée grecque ancienne. (Françoise
Frontisi Ducreux (Professeur au collège de France)
- L’art des grotesques et les monstres nordiques.
Philippe Morel Professeur à paris I
- Redon, Moreau. Louisa Capodieci, historienne de l’Art,
éditeur de la correspondance italienne de G. Moreau.
- Le Surréalisme et la pensée chimérique.
Didier Ottinger , conservateur au Musée National
d’Art Moderne.
- Chimères contemporaines : Olivier Michelon journaliste
au Journal des Arts
- La beauté de chimère : chirurgie esthétique
et chimérisation. Martine Frésia, commissaire
d’exposition.
- Chimériser : une application philosophique de la
chimérisation : Miguel Egana, artiste, professeur
d’Art Plastique université d’Amiens
- Dahus et agoraphobes : chimères et traditions populaires,
Marcel Jacquat, conservateur du musée d’histoire
naturelle de la Chaux de Fonds.
Un spécialiste des sciences contemporaine, de la
Biologie en particulier, fera le point sur les recherches
en cours, sur leurs perspectives de développement,
sur les questions scientifiques, philosophiques, éthiques
qu’elles soulèvent. Laura Bossi
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CHIMERES
Monstres et merveilles, de la Mythologie aux biotechnologies.
Homère
fixe les traits de la Chimère: “ Lion par devant,
dragon par derrière et chèvre par le milieu.
”
Par son géniteur Typhon, elle descend en ligne directe
de Gaïa (la terre). Comme ses frères et sœurs,
Cerbère, l’Hydre de Lerne, Orthros le chien
de Géryon, Chimère évoque la terreur
d’un monde titanesque, inachevé, antérieur
au règne des Olympiens. En Mésopotamie, où
elles apparaissent 3000 ans avant J.C., les créatures
hybrides relèvent eux aussi de la catégorie
des “ démons mauvais ”.
Fille de la terre, Chimère est vaincue, terrassée
par une puissance céleste, celle de Bellérophon
chevauchant Pégase, le cheval ailé.
Du moyen age à la Renaissance nordique, les forces
obscures qui ont engendré Chimère et son cortège
de monstres hybrides sont réinterprétées
dans les termes chrétien du mal inspiré par
les puissances diaboliques. Au fronton des portails romans,
dans les œuvres de Breughel et de Bosch, les Chimères
jaillissent des enfers, taquinent les saint anachorètes,
accompagnent les grands pêcheurs. Au XII e siècle,
Sainte Marthe signe l’évangélisation
de la Provence en détruisant la Tarrasque, une bête
fabuleuse qui semait la terreur sur les terres de Provence.
Renouant avec le paganisme et son culte du grand Pan, le
Maniérisme ressuscite l’art des grotesques,
provoquant, par ce réveil des forces de Gaïa,
une tératologie fantastique, fruit de l’hybridation
des règnes du vivant.
A cette époque, chimère commence de ne plus
être un monstre, pour devenir selon Littré
: “ une imagination vaine, que l’on a tendance
à considérer comme réalité ”.
Les
temps modernes et laïcs ont investis les chimères
de significations nouvelles. Disciple des Lumières,
Goya grave La raison qui sommeille engendre des monstres,
qui montre, planant au dessus d’un personnage endormi,
un essaim de chimère : figures de l’imaginaire,
d’un “ inconscient ” émancipé
du contrôle de l’esprit.
Le Symbolisme qui se proclame “ idéiste ”,
provoque, d’ Odilon Redon, à Gustave Moreau
ou Böcklin, une nouvelle invasion de chimère
dans les arts. En face des sublimes idées auxquelles
rêve le symbolisme, les chimères retrouvent
le sens terrestre de leur origine, celui diabolique, de
leur histoire chrétienne. Pour Gustave Moreau “
la chimère ( est) terrestre, vile comme la matière,
attractive comme elle, représentée par cette
tête charmante de femme, avec ses ailes prometteuses
de l’idéal, mais le corps du monstre carnassier
qui déchire et anéantit. ”
Lorsque
le rationalisme, mué en un positivisme, est jugé
menaçant pour l’imagination, les chimères
sont réinvestie par le surréalisme de valeurs
émancipatrices. Elles sont associé à
un inconscient, capable de libérer l’ esprits
de l’étau d’une raison jugée desséchante.
Le Surréalisme favorise les techniques proprement
chimériques, association libre dans le domaine littéraire,
cadavres exquis dans celui de l’invention plastique.
Max Ernst, Victor Brauner… peignent ou sculptent leur
lot de monstres et de chimères.
Les
chimères sont de retour dans l’art contemporain.
Le positivisme scientifique, jusqu’à une date
récente, était le meilleur rempart contre
l’invasion des monstres. Cette citadelle n’a
pas résisté à l’essor d’une
biologie moderne adepte du clonage, des manipulations génétiques.
Les chimères modernes renvoient au monde scientifique
l’image de l’ hubris qui semble le gagner.
Pendant
des siècles, le monde chimérique, souvent
confondu avec celui de l’imaginaire, a été
interprété comme une antithèses du
réel. (Descartes voyait dans l’imaginaire un
ensemble d’ “ Idées factices ”
assemblées d’ ”Idées adventices
”, découlant de notre contact avec le monde
réel)
Le “ réel ” n’a pas résisté
aux assauts de la science moderne ( à une physique
qui spécule sur l’interaction entre le savant
et l’objet de son expérience), à ceux
de la philosophie (d’une phénoménologie
qui remet en cause l’étanchéité
de la relation entre objet et sujet) , de la psychologie
moderne ( qui fait du réel, le lieu incertain d’un
dialogue entre perception et projection subjective). Il
n’est plus si sûr que réel et imaginaire
évoluent dans des sphères rigoureusement étanches.
L ’heure est à un réel conquit chaque
jour davantage par les mirages du “ virtuel ”.
Le monde de Matrix, celui de techniques nouvelles qui brouillent
les frontières entre réel et imaginaire, crée
un espace incertain, où les nouvelles technologies
de l’image, celle du morphing, celle des palettes
graphiques, font proliférer de nouvelles chimères.
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Didier Ottinger
CHIMERES
Bellérophon
a repris son combat. Aux temps mythiques, juché sur
Pégase, il terrassait Chimère, terrifiante
survivante de l’âge des titans, de ce chaos
antérieur au Cosmos, à l’ordre instauré
par les Dieux de l’Olympe. Il a changé son
coursier ailé pour une bicyclette rustique. Les télévisions
le montrent farouchement campé dans un champ d’herbes
hautes. Il fait tournoyer une faux vengeresse, abat, en
cercles concentriques, des plants de maïs transgéniques.
Son combat a t-il vraiment un sens ? Faut-il craindre les
chimères biotechnologiques ?
La mythologie, l’histoire des arts nous invitent à
la suspicion. De façon récurrente, l’Occident
a eu à affronter la terrible chimère. Il n’a
eu de cesse de les abattre, de les renvoyer aux abysses
infernaux, son antre naturel.
Hésiode
nous apprend que Chimère, « créature
terrifiante, immense, au pied rapide, et forte, dont l’haleine
était une flamme impossible à éteindre
» est née de l’union de Terre et de Flot
(de Gaïa et Pontos). Elle est le dernier rejeton d’une
chaîne d’unions contre nature. Celui de Phorcys,
fils de Terre et de Flot, avec sa propre sœur Céto,
a conduit à la naissance d’Échidna,
une vipère au visage de belle jeune fille, au corps
de serpent couvert de peau tavelée. Des amours d’Échidna
et de Typhon (autre fils de Gaïa) est née Chimère,
mais aussi Méduse, Orthos, le cruel Cerbère
(le chien tricéphale d’Hadès), ainsi
que l’Hydre de Lerne. Ces créatures ont en
commun de sévir dans les zones de friches, là
où les frontières s’estompent ; entre
le monde sacré et le profane, entre la terre des
hommes et le royaume des dieux, là où le domaine
des vivants se mêle à celui des morts. Le monde
de Chimère est celui de la confusion, de l’indétermination.
À son nom sont associés un principe de passage,
une loi de continuité.
Pour
tenir les Chimères en respect, l’imaginaire
chrétien a « cloné » Bellérophon.
Il l’a dédoublé dans les figures de
saint Michel, archange chargé de terrasser les dragons
celtiques (son sanctuaire, aux confins de l’Occident
indique cette vocation), et dans celle de saint Georges,
un ex-légionnaire romain, à qui, aux marches
orientales du monde chrétien, revient de tenir en
respect les Chimères asiates.
Fille d’Athènes, autant que de Rome, l’Europe
chrétienne étend son empire en massacrant
Chimère. Pour les saints conquérants de l’Église,
elle incarne le paganisme, son hubris démoniaque.
En Provence, sainte Marthe terrasse la Tarrasque ; en Lorraine,
saint Clément met un terme aux agissements du Graolly.
Loin d’être anéanties, les Chimères
retournent à la terre qui les a enfantées.
La chrétienté romane adopte l’esthétique
néogrecque qu’elle hérite de Byzance.
Dans les marges de ses manuscrits, sur les chapiteaux de
ses colonnes, elle s’efforce de contenir les arabesques
végétales, les créatures hybrides,
associées aux cultes anciens des sources et des forêts.
Il suffit toutefois du tremblement de terre que provoque
l’évocation du Jugement dernier, d’un
saint Antoine soumis à la tentation, pour que s’ouvre
à nouveau la terre, pour que se répande un
peuple, terrifiant et cocasse, de créatures mêlant
scandaleusement les règnes et les espèces.
« La peinture de diablerie reprend et multiplie ces
êtres fantastiques », constate Jurgis Baltrusaïtis.
La
Renaissance met un terme momentané aux errements
du « Moyen Âge fantastique ». À
nouveau, le principe grec d’une beauté abstraite
et mathématique (celle qui conduit à l’établissement
d’un nouveau canon, réinventé d’après
Vitruve et les pythagoriciens) refoule dans l’oubli
les vertiges chimériques. C’est de la terre,
une fois encore, que ressurgit la bête et son imaginaire.
Dans leur quête des vestiges antiques, capables de
conforter le dogme d’une belle mathématique,
les artistes archéologues de Florence ou de Rome
exhument les décors de ce qu’ils croient être
une grotte souterraine. Dans le palais de Néron,
enfoui profondément sous terre, sommeillent depuis
des siècles les images, aussitôt nommées
« grotesques », d’une nature luxuriante
qui brasse les règnes, fait fusionner le bouc et
le lierre, croise à nouveau l’aigle, la chèvre
et le lion.
En quelques années, les grotesques conquièrent
l’imaginaire d’Occident. Ils prolifèrent
des cabinets de curiosité aux voûtes des cathédrales.
André Chastel souligne leur parenté avec les
images du rêve : « On peut en énoncer
l’originalité à l’aide de deux
lois, qui faisaient et font toujours le charme irrésistible
des grotesques : la négation de l’espace et
la fusion des espèces, l’apesanteur des formes
et la prolifération insolente des hybrides. D’abord
un monde vertical entièrement défini par le
jeu graphique, sans épaisseur ni poids, mélange
de rigueur et d’inconsistance qui faisait penser au
rêve . »
Au
Nord, en Flandres ou dans la vallée du Rhin, Jérôme
Bosch, Grünewald, Schongauer multiplient les monstres
composites. Baltrusaïtis souligne leurs affinités
avec les grotesques. « Sur le retable d’Issenheim,
de Grünewald (1516), les démons appartiennent
presque tous au règne sylvestre. Leur toison est
déchiquetée comme des feuilles mortes et,
sur leurs têtes, croît une dure végétation
. » Ils s’agrègent au cortège
du diable médiéval. « Chez Grünewald,
les corps difformes et atrophiés, les combinaisons
disproportionnées, les figures relevant de la plus
folle altérité, de la plus profonde dissemblance,
sont l’effet du péché et du paganisme,
la marque du diabolique et de l’immonde… »,
constate Chastel.
À
la fin du XVIe siècle, chimère devient un
nom commun : « une imagination vaine, que l’on
a tendance à considérer comme réalité
», précise Le Littré. L’adjectif
« chimérique » devient synonyme d’insensé,
Chimère intègre officiellement l’univers
du rêve. Lorsqu’il rédige son Essai sur
les maladies de la tête (en 1764) Emmanuel Kant témoigne
de cet usage moderne du terme chimérique : «
On n’a aucune raison de croire que, dans l’état
de veille, l’esprit suive d’autres lois que
dans le sommeil, il y a plutôt tout lieu de supposer
que, dans la veille, seule la vivacité des impressions
sensibles rend obscures et méconnaissables les images
plus douces de nos chimères ; au lieu que, dans notre
sommeil, quand l’accès à l’âme
est fermé à toutes les impressions extérieures,
elles ont toute leur force . »
Modernes Bellérophon chevauchant la Raison, les auteurs
de l’Encyclopédie terrassent les Chimères
grâce à l’objectivité… de
la topologie. « Le fondement de cette fable (celle
de Chimère) est qu’il y avait autrefois en
Lycie une montagne dont le sommet était désert,
et habité seulement par des lions ; le milieu rempli
de chèvres sauvages ; et le pied marécageux
plein de serpents. […]. Bellérophon donna la
chasse à ces animaux, en nettoya le pays, et rendit
utiles les pâturages qu’ils infestaient auparavant
; ce qui fit dire qu’il avait vaincu la chimère
. » Conservatrice au moins quant à la philologie,
la Révolution s’en tient aux définitions
mythologiques d’une Chimère menaçante.
En 1790, la Chimère, gravée en 1771 par Monsieur
Desprez, devient animal politique. Sa légende : «
un monstre à trois têtes désignant les
trois états de l’Aristocratie s’occupe
à dévorer le cadavre du peuple qu’il
a englouti impitoyablement dans ses entrailles carnivores.
Il est précédé du Fanatisme à
la queue de dragon et qui est vêtu d’un froc
monacal, il porte à califourchon sur son dos l’Hypocrisie
pressant un serpent qui distille son poison aristocratique
».
Au
XIXe siècle, l’étendard de Chimère
est brandi par ceux qui refusent de découper la complexité
du monde en fonction des catégories étanches
du positivisme en vogue. Le recueil de poèmes que
Gérard de Nerval titre Chimères en 1854 brasse
et dissout les images, réactive par leur fusion,
le foisonnement germinatif de la pensée mythique,
celui du panthéisme antique. Deux vers du poème
Atéros font revivre les figures emblématiques
du bestiaire chimérique.
« …je ressème à ses pieds les
dents du vieux dragon. »
« C’est mon aïeul Belus ou mon père
Dagon. »
Dagon, la créature de la mythologie sumérienne,
mi-homme mi-poisson, réapparaît dans La Tentation
de saint Antoine que publie Flaubert en 1874. « Respecte-moi
! Je suis le contemporain des origines. J’ai habité
le monde informe où sommeillaient des bêtes
hermaphrodites, sous le poids d’une atmosphère
opaque, dans la profondeur des ondes ténébreuses,
- quand les doigts, les nageoires et les ailes étaient
confondus, et que des yeux sans tête flottaient comme
des mollusques, parmi des taureaux à face humaine
et des serpents à pattes de chien . »
Héritier direct de Jean Paul Richter, l’apôtre
romantique d’une poésie du rêve, Nerval
ébranle la pensée qui coupe et qui isole.
« Homme libre penseur ! te crois tu seul pensant dans
ce monde où la vie éclate en toute chose ?
» Les Chimères célèbrent l’universel
dynamisme de la vie : « Respecte dans la bête
un esprit agissant : Chaque fleur est une âme à
la nature éclose » (dans Vers dorés).
Lorsque
Gustave Moreau peint les Chimères, il leur restitue
leur passé d’erreurs et de terreur. Il les
confond avec les rêves pernicieux et néfastes.
« Des femmes, rien que des femmes, avec chacune une
chimère, expression visible de la pensée,
des désirs, des rêves de chacune. » «
Les chimères sombres, terribles, mortelles. Chimères
de l’Espace, des Eaux, du Mystère, de l’Ombre
et du Rêve », écrit Moreau à propos
de son célèbre tableau.
Plus biologiste que moraliste, Odilon Redon s’en tient
aux chimères symboliques d’une Physis primitive.
Au milieu des années 1860, il se lie d’amitié
avec Arnaud Clavaud, un botaniste à la recherche
du lien pouvant établir un principe de continuité
entre vie végétale et animale. Clavaud initie
Redon aux théories de Darwin. La Chimère qu’il
dessine (Quand s’éveillait la vie au fond de
la matière obscure (1883), dans Les Origines ) est
conforme aux théories de l’évolutionnisme.
C’est une créature qui ne sort plus de la terre,
mais de l’océan, d’une soupe primitive.
Lorsque Redon, illustre La Tentation de saint Antoine (d’après
le texte de Flaubert), il figure un Dagon qui court-circuite
Darwin et la mythologie.
Dans sa Tentation, Flaubert se montre plus panthéiste
que chrétien (de ce christianisme qui oppose l’esprit
et la matière, fait de Chimère la figure même
de cette opposition). Lorsqu’il personnifie Chimère,
Flaubert en fait la figure idéale traquée
par saint Antoine, à la recherche « des figures
primordiales, dont les corps ne sont que les images »,
du « lien de la matière et de la pensée,
en quoi l’être consiste ». Flaubert identifie
Chimère à l’imagination humaine : «
Moi, je suis légère et joyeuse ! Je découvre
aux hommes des perspectives éblouissantes avec des
paradis dans les nuages et des félicités lointaines.
Je leur verse à l’âme les éternelles
démences, projets de bonheur, plans d’avenir,
rêves de gloire, et les serments d’amour et
les résolutions vertueuses. Je pousse aux périlleux
voyages et aux grandes entreprises. J’ai ciselé
avec mes pattes les merveilles des architectures. C’est
moi qui ai suspendu les clochettes au tombeau de Porsenna,
et entouré d’un mur d’orichalque les
quais de l’Atlantide. Je cherche des parfums nouveaux,
des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés.
Si j’aperçois quelque part un homme dont l’esprit
repose dans la sagesse, je tombe dessus, et je l’étrangle
. »
Héritier
du symbolisme comme du romantisme, le surréalisme
reprend à son compte un imaginaire fait de connexions
secrètes, d’affinités occultes. En l’espèce
des Cadavres exquis, la production chimérique est
élevée au rang de méthode poétique.
Gaïa n’est jamais loin, lorsque Chimère
crache son haleine incendiaire. C’est sur le sol que
se penche Max Ernst, en 1925, pour créer son Histoire
naturelle. Des feuilles de papier qu’il pose sur un
parquet usé naissent des créatures fantastiques
: des lapins-buissons, des oiseaux-paresseux, des libellules-marronniers.
Les
Chimères qu’invente l’art contemporain
tiennent à la fois de l’animal antique et du
chimérique moderne. Celles d’Annette Messager
ressemblent aux monstres que Goya faisait naître du
« sommeil de la raison ». Elles sont les mauvais
rêves, les obsessions nocturnes. Celles de Thomas
Grünfeld ont la grâce, l’humour des Cadavres
exquis. Avec Aziz et Cucher, on découvre à
quel point les techniques de l’imagerie contemporaine,
celles liées aux images numériques, aux palettes
graphiques produisent des chimères, presque automatiquement.
Joan Fontcuberta flirte avec la science. Il invente des
chimères que des béquilles ironiquement scientifiques
aident à déambuler dans les laboratoires,
les musées d’histoire naturelle. Ses animaux
impossibles sont souvent que les chaînons de l’histoire
du vivant. Eduardo Kac franchit résolument les portes
des laboratoires. En 1999, au festival Ars Electronica de
Linz, il propose GFP K-9, un chien dont le génome
a été modifié par l’apport d’un
gène de Méduse Aequorea Victoria. Sous un
éclairage bleu (excitation maximale de 448), le chien
émet un rayonnement luminescent. L’année
suivante, avec l’aide de l’INRA de Jouy-en Josas,
il crée GFP Bunny (PVF en français, pour protéine
vert fluorescent), un lapin lui aussi rayonnant, célèbre
pour avoir fait la « une » de presque tous les
journaux du monde.
Les
laboratoires recèlent aussi leur bestiaire fantastique.
Depuis les travaux de Winkler en botanique (1907), et ceux
de Spemann en embryologie animale (1921), le terme de chimère
est devenu d’un usage scientifique courant. Il réconcilie
les mondes, jusque-là trop souvent étanches,
de l’art et de la science.
En 1973, pour la première fois, deux biologistes,
Stanley Cohen de l’Université de Stanford et
Herbert Boyer de l’Université de Californie,
parviennent à combiner deux fragments de matériaux
génétiques issus d’organismes qui, dans
la nature, ne pouvaient s’accoupler. Ils ouvraient
la voie à une expérimentation qu’avait
rêvée Jules Verne pour son docteur Moreau.
Dix ans plus tard, Ralph Brinster de la Faculté de
médecine vétérinaire de l’Université
de Pennsylvanie parvient à insérer le gène
de l’hormone de croissance humain dans des embryons
de souris. Devenues des « supersouris », les
rongeurs connaissent un développement physiologique
accéléré.
Début 1984, en Angleterre, des chercheurs parviennent
à fusionner des cellules d’embryons de chèvre
et de mouton, fabriquant une « chimère chèvre-mouton
». Si la presse internationale a fait grand cas de
la naissance de « Dolly », premier mammifère
cloné, elle a beaucoup moins parlé de celle
de « Polly », brebis dont le code génétique
est « enrichi » d’un gène humain
amélioré (par l’équipe dirigée
par Keith Campbell, de PPL Therapeitics).
Plus fort encore, une équipe japonaise annonce, en
1997, être parvenue à greffer un chromosome
humain entier dans le génome d’une souris.
Il arrive que ces recherches suscitent l’inquiétude.
Il y a quelques années, des biologistes du Centre
de recherche du ministère de l’Agriculture
américain ont fait scandale, après que la
télévision eut révélé
le spectacle pitoyable de porcs auxquels ils avaient injecté
de l’hormone de croissance humaine, transformant les
animaux en des créatures velues, arthritiques, atteintes
de strabisme et de léthargie. Refroidis, les mêmes
chercheurs ont renoncé aux gènes humains,
au profit de ceux du poulet. Implantés aux porcins,
ils produisent ce que leurs inventeurs eux-mêmes ont
nommé des « cochons Arnold Schwazenegger ».
La taille de leurs jambons, décuplée par cette
modification génétique, en a fait des cochons
dignes de salles de body building.
Au-delà des espèces, la science moderne fait
fusionner les règnes. Le gène qui, chez la
luciole, provoque l’émission d’un signal
lumineux est inséré, en 1986, dans le code
génétique d’un plant de tabac dont les
feuilles se mettent à briller.
La
biotechnologie a depuis longtemps trouvé des champs
d’application – littéralement –
bien concrets. En 1997 ont été plantés
plus de trois et demi millions d’hectares de soja
transgénique, plus d’un million six cent mille
hectares de maïs lui aussi génétiquement
modifié.
S’inquiétant de la prolifération de
ces chimères végétales, Ted Howard
et Jeremy Rifkin ont publié un livre qu’ils
ont titré Who Should Play God ? [Qui se prend pour
Dieu ?].
Le titre de l’ouvrage est oublieux d’une histoire
qui avait fait des Dieux les champions de l’ordre
et de la mesure, les destructeurs des créatures survivantes
de ces temps obscurs (Chimères, Gorgones, l’Hydre
de Lerne…).
L’histoire de Chimère, le souvenir de sa mythologie
devraient conduire à changer le titre du livre de
Howard et Rifkin, qui devrait légitimement être
: Le Retour des Titans. Ainsi intitulé, il soulignerait
la spécificité de Chimère, apparue
en un temps titanesque, d’avant la séparation
du ciel et de la terre. Il y a une borne, temporelle et
« éthique », entre Chimère et
son lignage et les créatures (chimériques
par abus de langage), fruits de l’accouplement des
dieux et des hommes, des hommes et des bêtes (Minotaure,
Centaures, et autres sirènes). Une caractéristique
capitale distingue les « Chimères » de
l’âge des Olympiens, de celles de l’âge
titanesque : leur génération, sexuée
dans un cas, chaotique, indifférenciée dans
l’autre. Chimère est l’incarnation d’un
vitalisme de nature « végétale »,
elle affirme un continuum biologique dont l’image
la plus éloquente est celle du rameau des grotesques,
capable de croiser les genres et espèces du vivant,
comme s’il formait un « tout ». Chimère
est un monstre pudibond, une négation du sexe.
1 Cité dans Edith Hamilton,
La Mythologie, Paris, Éditions Marabout, 1978, p.
162.
2 J. Baltrusaïtis, Le Moyen Âge fantastique,
Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1981, p.
54.
3 A. Chastel, cité dans P. Morel, Les Grotesques,
Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001, p.
87.
4 J. Baltrusaïtis, op. cit., p. 168.
5 Cité dans P. Morel, op. cit., p. 84.
6 E. Kant, Essai sur les maladies de la tête, Paris,
1990, p. 60-62. Cité par Régis Michel dans
le catalogue de l’exposition La Chimère de
Monsieur Desprez, Paris, Musée du Louvre, 10 février-2
mars 1994, Pavillon de Flore, p. 10.
7 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences , des arts et des métiers, article «
Chimère » (par l’abbé Mallet),
III, Paris, 1753, p. 338.
8 Paris, Bibliothéque nationale, Histoire de France,
M.99988 à 991, cité par Régis Michel
dans le catalogue La Chimère de Monsieur Desprez,
op. cit., p. 14.
9 G. Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, Paris, Flammarion
Garnier, 1967, p. 17.
10 G. Moreau, L’Assembleur de rêves, dans Écrits
Complets de Gustave Moreau, Paris, Éditions A. Fontfroide,
Bibliothèque artistique et littéraire, 1984,
p. 99-100.
11 G. Flaubert, op. cit., p. 238.
12 Ibid., p. 240-241.
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